Croissance et crise
Des ouvriers en tenues de haute visibilité se réjouissent sur le lieu de travail. Photo: Jack Tamrong via Adobe Stock
Pourquoi les salariés des entreprises sociales et solidaires se déclarent-ils plus satisfaits de leur travail alors qu’ils sont souvent moins bien payés et ont moins d’avantages que dans le reste du privé ?
Moins rémunérés et plus précaires, les salariés de l’économie sociale et solidaire (ESS) seraient en moyenne 4,2 points plus satisfaits de leur travail que leurs homologues du privé “classique”. C’est ce que révèlent les chiffres de l’enquête Reponse, (Relations professionnelles et négociations d’entreprise), menée en 2011 auprès de plus de 11 000 salariés et 4 000 établissements. L’argent ne fait donc pas tout.
La question du sens au travail a pris une ampleur considérable ces deux dernières décennies. Dès 2013, l’anthropologue américain David Graeber faisait entrer l’expression anglo-saxonne de “bullshit jobs” dans le vocabulaire courant1, ces “boulots à la con”, vides de sens et sans but.
Les Français sont loin d’être tous affairés à l’un de ces “bullshit jobs”. Selon un sondage Opinion Way pour l’Anact publié en 2022 à l’occasion de la Semaine pour la qualité de vie au travail, 84 % des travailleurs estiment aujourd’hui que leur activité a du sens. Ils sont néanmoins 32 % à aspirer à des pratiques managériales plus en accord avec leurs valeurs.
À l’heure où la qualité de vie au travail devient une priorité sociétale, comprendre ce qui rend un emploi plus satisfaisant au-delà du salaire est crucial. C’est aussi un enjeu stratégique : les entreprises, sociales ou non, peuvent y trouver des leviers précieux pour recruter et fidéliser leurs équipes.
Graeber D. (2013), “On the Phenomenon of Bullshit Jobs: A Work Rant”, Strike [en ligne], août, n° 3 : https://strikemag.org/bullshit-jobs/
Les chercheurs en économie Xavier Joutard, Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti se sont penchés sur ce paradoxe : comment expliquer la plus grande satisfaction des travailleurs de l’ESS ? À partir des données de plus de 11 000 salariés français, ils montrent que cette différence ne relève pas tant de valeurs abstraites que de pratiques organisationnelles concrètes : plus d’autonomie, un meilleur accès à l’information et davantage de reconnaissance. En somme, le bonheur au travail serait moins une affaire d’idéologie qu’une question d’organisation.
Le bien-être en entreprise semble moins être une affaire de convictions personnelles que d'organisation du travail concret. Photo: Alena Darmel via Pexels
Jusqu’ici, la plupart des études invoquaient des motivations “pro-sociales” : les salariés de l’ESS accepteraient des conditions matérielles moins favorables, car ils trouvent du sens à leur mission, se sentent utiles, ou engagés pour la collectivité. Plusieurs travaux de recherche l’avaient déjà mis en lumière. C’est le cas notamment de l’économiste suisse Matthias Benz qui soulignait en 2005 l’importance de la gouvernance participative, ou du psychologue organisationnel Philip H. Mirvis et du chercheur en psychologie Edward J. Hackett, qui dès les années 1980 mettaient en avant des « effets de compensation », où l'autonomie, la variété des tâches et le sentiment d’utilité compensaient des conditions contractuelles moins avantageuses.
L’étude menée par Xavier Joutard, Francesca Petrella, et Nadine Richez-Battesti propose une lecture plus concrète. En s’appuyant sur les données de l’enquête Reponse, les auteurs ont cherché à mesurer l’effet précis de plusieurs facteurs organisationnels sur la satisfaction au travail, comparant leur poids dans l’ESS et dans les entreprises classiques.
L'équipe a utilisé des modèles économétriques, notamment la méthode de décomposition de Gelbach, pour identifier les facteurs qui expliquent les écarts, en isolant les effets liés à l'organisation du travail ou à la gestion par objectifs. Et leurs résultats sont nets. À profil équivalent, on tombe bien sur l‘écart de 4,2 points évoqué plus tôt. Mais, dès que sont introduites dans le modèle des variables, comme l’autonomie, la circulation de l’information, la reconnaissance du travail, la participation active, cet écart disparaît statistiquement. Autrement dit : c’est l’organisation du travail et non la mission sociétale qui explique ce “bonus” de satisfaction.
Trois facteurs pèsent particulièrement lourd : l’autonomie dans le travail (30 % de l’écart expliqué), l’accès à l’information (13 %) et, dans une moindre mesure, certaines pratiques d’incitation, comme les primes collectives (8 %). L’étude montre aussi que cette dynamique se retrouve sur des dimensions encore plus précises : la satisfaction à l’égard des conditions de travail (+ 5,2 points) et de l’accès à la formation (+ 4,6 points) est également plus élevée dans l’ESS, toujours pour les mêmes raisons.
Ces résultats, aussi éclairants soient-ils, ne permettent pas de trancher entre deux hypothèses : les salariés de l’ESS sont-ils plus satisfaits parce qu’ils sont différents, ou parce que leur environnement de travail l’est ? L’étude ne peut pas répondre à cette question, faute de données permettant d’observer les mobilités entre secteurs. Autre limite, les chercheurs se sont appuyés sur la version 2011 de l’enquête Reponse, les versions récentes ne contenant pas d’indicateurs équivalents. Les évolutions récentes du travail – télétravail, flexibilité, autonomie accrue – ne sont donc pas intégrées.
Dans une étude de 2022 qui s’interrogeait sur le phénomène de “grande démission” ayant suivi la pandémie de COVID 19, la Dares notait que si le nombre de démissions a atteint un niveau record (520 000 démissions entre fin 2021 et début 2022), les raisons étaient avant tout conjoncturelles, comme lors d’autres crises. L'essor de nouvelles pratiques favorisant l'autonomie, notamment le télétravail, est par contre notable. Selon une étude de 2022 de l’institut Montaigne, 40 % des salariés et des indépendants affirmaient pratiquer régulièrement le télétravail contre 7,4 % seulement en 2017.
L'économie sociale et solidaire, en dépit d'une satisfaction moyenne plus élévée, peut elle aussi être un lieu de pénibilité. Photo: Halfpoint via Adobe Stock
Le secteur de l’ESS n’est pas exempt de critiques. Le livre Te plains pas, c’est pas l’usine (Lily Zalzett, Stella Fihn, Niet Editions, 2020) rappelle que le monde associatif n’est pas toujours un havre de bienveillance : mission sociétale comme excuse pour l’exploitation des salariés, charge mentale, tensions internes, travail invisible ou manque de reconnaissance peuvent aussi exister. Enfin, l’étude montre que les pratiques de management par objectifs (primes, bonus, évaluations) ont peu d’effets, voire un effet négatif sur la satisfaction. Un résultat qui invite à repenser les leviers du bien-être au travail au-delà de la seule performance.
Les enseignements de cette étude sont précieux : promouvoir l’autonomie, la circulation de l’information et la reconnaissance, c’est possible et efficace. L’ESS, qui représente aujourd’hui près d’un emploi sur 10 en France soit plus de 2,6 millions de personnes, pourrait ainsi servir de laboratoire inspirant pour repenser l'organisation du travail au-delà de ses frontières traditionnelles.