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Le droit de veto au service de la coopération internationale ?

Photo cc_Jason Leung_Unsplash

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Au Conseil de Sécurité de l’ONU, les débats s’enchaînent pour nommer d’autres membres permanents. Beaucoup cherchent à rentrer dans ce club sélect, celui qui donne le droit de veto. Ce droit, parce qu’inégalitaire et susceptible de bloquer les négociations, fait de plus en plus l’objet de critiques. Pourtant, n’est-il pas nécessaire à l’instauration d’une coopération internationale là où le rapport de forces entre les Nations est incontournable ?

Par Florian Guibelin

Florian Guibelin

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

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Antonin Macé

Antonin Macé

Auteur scientifique, Paris School of Economics, CNRS

Le 28 novembre dernier, le ministre des finances allemand, Olaf Scholz suggérait que l’Union européenne succède à la France pour siéger au Conseil de Sécurité de l’ONU. Une annonce qui a fortement déplu à la France, et qui contrevient surtout à la stratégie des deux pays voisins. L’Allemagne et la France souhaitent en effet élargir le Conseil à l’Allemagne d’abord, mais aussi au Brésil, au Japon, à l’Inde ainsi qu’à un pays africain qui reste à identifier. Le droit de veto est continuellement mis sur la table à travers ces discussions. Il est vrai que la table ronde onusienne peut rappeler le combat du pot de fer et du pot de terre. Ou bien encore l’arène opposant David à Goliath. Face à Goliath, le lance-pierre de David peut paraître misérable. Le droit de veto, a priori, semble loin de renforcer la coopération internationale. Au contraire, il peut illustrer les inégalités entre les États, et, de nombreuses fois, a été un outil de pression pour les grandes puissances. Beaucoup de ses détracteurs s’interrogent donc sur la place des nouvelles puissances émergentes au sein du Conseil des Nations Unies où siègent les 5 Grands : la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie. Mais sans lui, y aurait-il jamais eu de coopération internationale efficace ? C’est en tout cas la question que posent Antonin Macé et Rafael Treibich dans un récent article.

À la table des vainqueurs

Après la Seconde Guerre mondiale, les cartes de la géopolitique internationale sont rebattues. C’est dans cette situation que va se créer une nouvelle instance de coopération internationale, l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les États-Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) sont les deux grands vainqueurs de ce conflit et s’affirment comme les deux superpuissances mondiales autour desquelles vont s’articuler les relations internationales pendant la deuxième partie du XXe siècle. L’Allemagne, l’une des deux grandes nations vaincues, est administrée par les Alliés et partagée entre eux. L’empire du Japon est en déroute après avoir été le premier pays de l’Histoire à être frappé par l’arme atomique. Le pays du soleil levant est placé sous tutelle des États-Unis après sa capitulation. La France et le Royaume-Uni, deux pays très fortement touchés par la guerre, font partie du camp des vainqueurs et sont toujours deux puissances coloniales. Cette idée d’une organisation remplaçant la Société des Nations (SDN) naît dans l’esprit des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. La SDN, créée après le premier conflit mondial, avait pour but d’assurer la paix sur l’ensemble du globe et surtout d’éviter la survenance d’une nouvelle guerre de cette ampleur. Face à cet échec, certaines dispositions sont prises pour éviter de reproduire les erreurs du passé, notamment celle d’inclure tous les pays dans l’ONU. La question des modalités à mettre en place pour inciter l’ensemble des États à prendre part à cette structure supranationale est posée. 

Du bras de fer à la coopération

C’est dans cette optique qu’un article d’Antonin Macé et Rafael Treibich s'intéresse à la conception d'une règle de décision optimale dite "self-enforcing" au sein des instances internationales. Il s’agit d’une méthode de vote permettant d’assurer l’adhésion de tous les pays et le respect des décisions prises. Chaque nation fait un arbitrage entre les gains que constitue son inscription dans ce processus et ceux qu’elle obtiendrait en restant seule. L’idée consiste donc à déterminer quels mécanismes vont devoir être mis en place - droit de veto, "overweighting " - pour inciter tous les pays, qui ont des intérêts différents, à participer.

Les règles du jeu

Leur modèle fait interagir des États aux forces différentes qui souhaitent toutefois coopérer via une instance supranationale chargée de prendre des décisions et des mesures sur un sujet donné selon une règle déterminée à l’avance. Chaque nation décide unilatéralement si elle souhaite participer ou non à cette organisation en fonction de ses intérêts particuliers. Dans ce modèle, le scénario proposé est comparé à une échelle type, que les auteurs appellent « la règle de référence ». Cette dernière est en quelque sorte l’échantillon témoin. C’est celle qui imagine le meilleur des mondes, celui où on maximise le bien-être collectif. Ainsi, dans celle-ci, les États participent tous à l’entente internationale et s’engagent à la respecter. Ce schéma permet de mettre en évidence les réponses types des États, qui, en fonction de leur poids et position, peuvent plus ou moins faire pression. Il montre surtout que le droit de veto ou toute autre règle spécifique de vote, sont des « carottes » qui guident les pays vers la coopération internationale. Il y a pourtant des « ânes » plus récalcitrants que d’autres… 

 

Des stratégies différentes en fonction des joueurs

Ce qui compte dans une coopération internationale c’est que chaque pays applique les engagements auxquels il s’est tenu. Mais comment inciter les États lorsque la règle de référence - celle où tout va pour le mieux, dans le meilleur des mondes - ne s’impose pas ? Dans le cas d’un vote à la majorité qualifiée, si les pays anticipent une décision défavorable à leurs intérêts, certains d’entre eux peuvent préférer faire cavalier seul. Le respect de l’accord est donc étroitement lié à leur capacité de peser dans les négociations. In fine, c’est en augmentant leur poids dans la prise de décision que l’on fournit une incitation suffisante à l’engagement. À cet égard, les seuils de représentation qui garantissent un minimum d’influence aux États les plus petits sont des cas illustratifs. Aux États-Unis, par exemple, la répartition des sièges du Collège Électoral qui élit le Président, assure à tous les États un minimum de deux représentants.Il se peut qu’existent, cependant, des États plus téméraires et coriaces. Pour eux, cette carotte est insuffisante par rapport à leurs espérances. Et c’est précisément là que le droit de veto entre en jeu. En résumé, il y aurait trois groupes d’États. Dans le premier se trouvent les pays qui n’appliqueront pas la décision si elle ne convient pas à leurs intérêts. Pour les y contraindre, ils vont se voir octroyer un droit de veto qui leur permet de bloquer toute mesure qui ne leur conviendrait pas. C’est ce droit que peuvent exercer les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU. Le deuxième groupe rassemble les nations qui présentent simplement un risque de non-respect de l’accord. Celles-ci auront un poids plus important dans la prise de décision que dans le cas de la règle de référence, ce qui leur donnera plus d’influence dans le vote des politiques à instaurer. Enfin, le troisième groupe est constitué d’États qui vont respecter l’accord et qui auront le même poids que dans la règle de référence.

La distribution des cartes conditionne les règles du jeu

Le droit de veto, tout comme le fait de donner plus de poids à un pays (overweighting) sont le résultat des différences existantes entre les États voulant coopérer. Il rend compte d’un rapport de forces entre les nations au moment de la création d’institutions internationales. De plus, ce genre d’instrument s’avère nécessaire à la mise en place d’institutions. Par exemple, lors de la création de l’ONU, le droit de veto était une condition sine qua non de la participation des cinq grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni, la France et la Chine. Ces nations ont utilisé leur statut pour imposer cette disposition lors de la ratification de la Charte des Nations Unies en 1945. Sans cette disposition, aucun accord n’aurait été possible . Et dans le même temps, ce droit de veto vient sanctionner leur nouvelle position dans la communauté et la coopération internationales. 

Au fond, derrière ces quelques esquisses, gît la question du multilatéralisme, de son efficacité et de sa pérennisation. Comment contraindre des États à appliquer une décision, qui, si elle maximise le bien-être de tous, peut contrevenir à leurs intérêts ? En effet, il ne suffit pas que les différents pays participent à une organisation internationale pour que jaillissent instantanément de cette réunion, des actions concrètes. Un ensemble de coopérations supranationales ont vu le jour depuis le début du XXIe siècle. Certaines, comme les COP, ces organes de coopération issue de la conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, sont non contraignantes. Cela signifie que la participation ainsi que la ratification d’accords n’impliquent pas une obligation d’application. La règle contraignante, elle, impose à l’État de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires au respect de la résolution. C’est cette norme qui est valable à l’ONU. Aussi, dans ce sens, on peut se demander si, pour que les COP soient contraignantes, il ne faudrait pas quelques carottes à la clef…