Démocratie

Décision collective : comment garantir que le pire n'arrive pas ?

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Souhaiter le meilleur ou vouloir limiter les dégâts ? Que ce soit pour déterminer qui siègera à la Cour suprême des États-Unis, choisir un gâteau pour ses convives ou distribuer un budget, la question se pose. Anna Bogomolnaia, Ron Holzman, et Hervé Moulin s’intéressent aux mécanismes de prises de décisions et proposent des méthodes pour augmenter la garantie minimale que le pire n’arrivera pas. 

Par Hervé Moulin

Hervé Moulin

Auteur scientifique, University of Glasgow

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Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

Voter la répartition du budget d’une entreprise, établir les actions à venir d’une association ou sélectionner le gâteau pour un repas de famille : autant de situations où un choix important va impacter votre bien-être. Comment aborder ces occasions ? En étant assuré que le pire ne risque pas d’advenir (ou, du moins, qu’il a peu de chances de se produire) ! En sachant que les autres employés ne vous forceront pas à voter contre vos intérêts, que personne ne poussera votre association dans une direction peu enviable, et que le gâteau ne sera pas, encore une fois, à la vanille. Mais comment garantir contre le pire ? C’est à cette question qu’essaient de répondre Anna Bogomolnaia, Ron Holzman, et Hervé Moulin en utilisant des outils issus de la théorie des jeux.
 

Quand trouver « le juste choix » n’est pas de la tarte

Comment prendre des décisions « justes » ? D’abord, il s'agit de définir ce qui est juste. Pour ce faire, il existe différents critères qui ne sont pas forcément compatibles entre eux. Pour un gâteau par exemple, faut-il le diviser en parts égales ? Cela peut sembler idéal, mais différents individus ont souvent des envies distinctes. Si vous avez déjà dû découper un gâteau, vous avez probablement entendu des phrases comme « je préfère une petite portion », « est-ce que je peux avoir la meringue ? », « pas de chocolat pour moi », etc. Le gâteau peut donc être divisé inégalement, mais tant que chacun accorde la même valeur arbitraire à sa part, tout le monde sera content. C’est ce qu’on appelle un partage sans envie. Une autre répartition, dite optimale, voudrait que l’on ne puisse pas changer la distribution du gâteau sans qu’un convive s’en trouve pénalisé. On notera qu’utiliser seul le critère du partage optimal peut conduire à donner le gâteau entier à une unique personne. En effet, si on modifie l’attribution, cette personne sera, dans tous les cas, lésée.

Photo de personnes à une table occupée par un graphique camembert

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Différents critères de « justice » mènent à des choix différents. Les mécanismes des prises de décision vont favoriser l’un ou l’autre de ces critères. Une des solutions historiques, mentionnée dans la bible1 ,  pour partager un gâteau (ou une terre donnée par Dieu), se nomme divide and choose, diviser et choisir en français. Il s’agit, dans le cas où il y a seulement deux personnes, d’attribuer la découpe à l’une et l’affectation des parts à l’autre. L’individu chargé du partage a tout intérêt à ce que les deux portions soient considérées comme équivalentes. Mais quand il y a plus de deux personnes, il y a des chances pour que le meilleur des résultats n’arrive pas, et qu’on se retrouve avec une part de gâteau que l’on n’aime pas.

  • 1 Bible, Genèse 13 : 9-11

Comment éviter le pire ? Anna Bogomolnaia, Ron Holzman, et Hervé Moulin proposent des systèmes pour garantir au maximum que le pire scénario n’arrive pas.

Éviter de se faire rouler dans la farine

Tout d’abord, il faut pouvoir garantir que la probabilité pour que le pire arrive est la même pour tous les participants à la prise de décision. Il faut ensuite que cette probabilité soit la plus basse possible. Une des solutions les plus équitables et faciles à mettre en place est le tirage au sort. C’est par exemple ce qu’utilisaient les Athéniens de la Grèce antique pour choisir leurs représentants politiques2 . Si l’on prend six gâteaux différents parmi lesquels trois personnes doivent choisir, il y a alors une chance sur six pour que l’on tombe sur son pire choix. Mais si l’on peut discuter avec les autres personnes, alors d’autres solutions s’offrent à nous. 

Les chercheurs proposent un système de vote avec veto. Ainsi, chacun peut éliminer sa pire option, qui n’a aucune chance d’arriver. Le pire des cas est alors le suivant : les deux autres personnes mettent leur veto sur nos deux options préférées. Certes, nous n’aurons pas le gâteau à la vanille (notre pire option), mais nous n’obtiendrons pas non plus celui au chocolat ni celui au caramel, respectivement notre premier et second choix.

  • 2Dans la démocratie athénienne, le seul poste occupé par un élu était celui de Stratège. Les autres personnes ayant des responsabilités politiques étaient tirées au sort parmi les citoyens. Lefèvre F., 2016, « Histoire du monde grec antique », Paris : Le Livre de poche.
Photo de gangsters assis à la table des négociations

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Enfin, la dernière solution proposée est de tirer au sort un « dictateur » qui choisira pour tout le monde. Plus complexe à mettre en œuvre, elle suppose une entente entre les individus. En effet, si chacun a une chance sur trois d’être le dictateur, mais que deux personnes préfèrent la vanille, alors la probabilité que ce soit leur choix est de deux tiers. Cela peut être assez décourageant et faire renoncer à toute envie de gâteau. Pour éviter ça, si deux participants préfèrent la même chose, on peut se mettre d’accord sur le fait qu’un des deux prendra une autre option. Ainsi, la possibilité que le pire arrive pour chacun est de seulement une chance sur trois. 

Mais laquelle de ces options est vraiment la meilleure ?

Voter, c’est du gâteau !

Anna Bogomolnaia, Ron Holzman, et Hervé Moulin montrent qu’une combinaison de veto et de tirage au sort de dictateur peut permettre une plus grande garantie que le pire n’arrive pas. Cependant, au-delà d’une décision à trois personnes, les calculs nécessaires deviennent extrêmement complexes. Or, les solutions doivent être pratiques pour être applicables. Heureusement, avec les outils informatiques, il est possible d’utiliser plus facilement des solutions demandant des calculs compliqués. Et si choisir le parfum d’un gâteau ne nécessite pas une réflexion intense, décider d’un projet ou d’un budget à l’échelle d’une entreprise ou d’un pays peut demander de telles solutions.

La manière dont nous décidons influe nos décisions. L’étude des économistes s’applique à des votes collégiaux et non aux élections politiques, où il y a forcément moins de candidats que d’électeurs. Mais même dans ce cas, les résultats ne sont pas les mêmes selon le mode de scrutin utilisé. Avant que le suffrage universel masculin ne soit écrit dans la constitution de 1793, des mathématiciens ont réfléchi aux procédés nécessaires à de telles décisions. Les méthodes de Jean-Charles de Borda et de Nicolas de Condorcet datent des années 1770, et sont encore utilisées comme références aujourd’hui. L’une et l’autre peuvent, pour une même élection, proposer des résultats différents. Quand les mécanismes de vote déterminent les résultats, leur choix est un point crucial de la démocratie. On peut ainsi penser aux élections américaines où le président élu n’a pas forcément la majorité des voix3 ou aux modes de scrutin propres à chaque élection en France. Comme disait Joseph Staline, pourtant loin d’être un farouche partisan de la démocratie, « Ce qui compte ce n’est pas le vote, c’est comment on compte les votes ».

Références

Bogomolnaia A., Holzman R., Moulin H., 2021, "Worst Case in Voting and Bargaining," Documents de travail du Centre d'Economie de la Sorbonne 21012, Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1).

Mots clés

Théorie des jeux , vote

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