Santé et environnement

Espèces invasives ? Organisons la lutte !

Photo by moody potato on unsplash (+ Aurore Basiuk )

Photo by moody potato on unsplash (+ Aurore Basiuk )

Les espèces invasives représentent la seconde cause de dégradation de la biodiversité. Les pertes induites en Europe sont estimées à 12 milliards d’euros par an. Comment lutter contre ces fléaux avec des budgets limités ?  Pierre Courtois, Charles Figuières, Chloé Mulier et Joakim Weill proposent d’identifier les priorités à l’aide d’une méthode qui met les interactions entre espèces au centre de la réflexion.

Par Charles Figuières

Charles Figuières

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

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Claire Lapique

Claire Lapique

Journaliste scientifique

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Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

Au début des années 80, une variété d’algues originaire d'Australie est amenée en Europe afin d'être exposée dans des aquariums. Sous les fenêtres du Musée océanographique de Monaco, une portion de cette algue aurait été libérée accidentellement en mer Méditerranée. Caulerpa Taxifolia a depuis été surnommée la « peste verte » ou l’ « alien des mers » du fait de sa nocivité pour la flore et la faune marine locale. Comme ces surnoms laissent à penser, il s’agit d’une espèce envahissante. En 1990, la superficie colonisée par l'algue atteint 15 000 hectares en France, Espagne, Italie, Croatie et Tunisie. En 2020, elle semble heureusement, mais mystérieusement, en voie de disparition. Hélas, face à de telles invasions, on ne peut compter systématiquement sur un miracle naturel. D'autant que de nouvelles espèces d’algues, plus robustes que la taxifolia, semblent aujourd’hui lui succéder et inquiètent à leur tour la communauté scientifique.

Quand les Envahisseurs sont humains

Algue tueuse, criquet, chenille processionnaire du pin, frelon asiatique, jussie, moustique asiatique et même virus… ces invasions biologiques trouvent souvent leur origine dans l’expansion des échanges internationaux ou dans le phénomène des Nouveaux Animaux de Compagnie (NAC), comme la tortue de Floride importée en Europe où elle a peu à peu pris la place de la tortue autochtone. Dans les deux cas, la responsabilité de l’humain est engagée.

Même si des phénomènes aléatoires peuvent en être la cause, l’influence des êtres humains sur les invasions d’espèces est indéniable. La majeure partie des introductions d'espèces sont aujourd’hui liées aux transports, en particulier maritimes.1 Les cargos transportent en effet, depuis leur point de départ, une eau de lest chargée d’organismes qu’ils déversent au moment de l’accostage, avec, dans le même temps, toutes les espèces étrangères qu’elle contient et qui colonisent alors le nouveau milieu. Pour faire face à ce problème, une Convention internationale pour la gestion des eaux de ballast a été rédigée en 2004 par Organisation maritime internationale, mais n'est encore aujourd'hui pas systématiquement appliquée.

Certains scientifiques considèrent même l’homo sapiens comme l’une des premières espèces envahissantes qu’ait connu la Terre. C’est notamment le cas de Curtis Marean,2 Professeur à l'Institut d'étude de l'évolution humaine et des changements sociaux de l'Université d'État d'Arizona, qui décrit les impacts négatifs sur la faune et la flore causés par l’être humain lorsqu’il a colonisé le monde.

Le préjudice est tel que, selon le Millenium Ecosystems Assessment (2005), les espèces invasives se classent au second rang des causes de recul de la biodiversité. Elles sont à l’origine de la moitié des disparitions d’espèces identifiées depuis 400 ans!3 Sans compter le dommage économique qu’elles génèrent : en Europe, l’Agence européenne pour l’environnement l’estime à 12 milliards d’euros par an.4 Les gouvernements européens ont pris à bras le corps ce problème en établissant des objectifs à l’horizon 2020 parmi lesquels préserver les écosystèmes, ce qui signifie prévenir l’introduction de nouvelles espèces et, pour celles déjà présentes, les éradiquer ou du moins limiter leur expansion.

Mais avec plus de 10 000 espèces invasives en Europe et des moyens de lutte limités, se posent immédiatement des questions épineuses. Pourquoi lutter contre une espèce plutôt qu’une autre ? Combien d’argent investir dans une telle entreprise ? Faut-il consacrer tout le budget à une seule espèce ? Lutter de front et à moyens égaux contre plusieurs d’entre elles ? Ou bien retenir une autre répartition des moyens ? En résumé : comment prioriser ?

En économie, les chercheurs ont répondu à la question par différents détours, en passant de la protection des espèces à la lutte contre certaines d’entre elles.

Peinture de Simon de Myle, L'arche de Noé sur le Mont Arat, 1570.

Peinture de Simon de Myle, L'arche de Noé sur le Mont Arat, 1570.

De l’Arche de Noé à Alien

Les réflexions viennent parfois de là où on ne les attend pas. Ainsi, c’est en réfléchissant à la protection des espèces qu’est né le moyen efficace de lutter contre certaines d’entre elles.

Dans les années 90, l’économiste Martin Weitzman cherche à définir, mesurer et préserver efficacement la biodiversité. Il propose en 1998 une expérience de pensée : une métaphore modélisée de l’« arche de Noé ». Dans la version biblique, quand Noé embarque sur son Arche pour éviter le déluge, il suit les recommandations de Dieu :

" De tous les animaux purs, tu prendras sept paires, le mâle et la femelle ; des animaux qui ne sont pas purs, tu prendras un couple, le mâle et la femelle et aussi des oiseaux du ciel, sept paires, le mâle et la femelle, pour perpétuer la race sur toute la terre. Car encore sept jours et je ferai pleuvoir sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits et j'effacerai de la surface du sol tous les êtres que j'ai faits ".

Genèse 7 : 1 ~ 4

Selon Martin Weitzman l’Arche ne peut pas contenir toutes les espèces. Comme dans les programmes réels de sauvegarde, Noé fait face à un choix cornélien : il doit sélectionner les espèces qu’il peut sauver. Il va donc attribuer des priorités en évaluant, pour chaque espèce, l’augmentation de ses chances de survie et son apport marginal à la biodiversité, qu’il mettra en balance avec le coût de sa protection.

Cependant, la version biblique, comme celle de Weitzman, souffre d’un oubli conséquent : tout se passe comme si les espèces étaient séparées dans des boites. Or, chaque espèce interagit avec les autres, au sein d’un environnement commun. Dans l’Arche, prédateurs et proies se rencontrent. Si on néglige cette considération, certaines espèces pourraient ne plus être là une fois le déluge terminé ! L’arche de Weitwman est donc principalement utile pour une protection ex-situ (type zoo), où les interactions écologiques sont inexistantes.5  Dans le travail de Pierre Courtois, Charles Figuières et Chloé Mullier (2014), Noé anticipe pleinement toutes les interactions écologiques dans l’Arche. Il se rapproche vraiment d’une logique in situ et la conservation optimale change radicalement de visage.

Avec un cadre conceptuel équipé des interactions entre espèces, la pensée académique est presque prête pour traiter la question des espèces invasives. Il y manque un changement de perspective. Avec des espèces nuisibles, Courtois, Weill, Figuières et Mulier (2018) n’abordent pas la question de savoir qui on protège, mais plutôt qui on jette par-dessus bord : l’arche se transforme en vaisseau d’où il faut extraire l’Alien avant qu’il ne dévore tous les autres êtres vivants. Mais l’objectif final reste le même : préserver la biodiversité.

  • 5A l’instar des banques de gènes, où l’on conserve le matériel génétique des plantes ou animaux en congelant les boutures et graines ainsi que le sperme ou les œufs par cryoconservation. Il en existe quelque 1700 dans le monde, comme le bunker érigé en 2008 au cœur de l’archipel de Svalbard en arctique et surnommé « la chambre forte du jugement dernier ».
HAL 9000 dans 2001 l'Odyssée de l'Espace

CC-BY-3.0 / HAL 9000 dans 2001 l'Odyssée de l'Espace, film de Stanley Kubrick (1968).

Et si HAL 9000 protégeait la biodiversité ?

Leurs travaux proposent un cadre conceptuel unifié, destiné à la protection de la biodiversité. Il s’agit d’une approche coûts-avantages : pour chaque effort associé à la lutte contre une espèce invasive, le coût marginal de l’effort est identifié, de même que son effet sur la prévalence de l’espèce dans le milieu et ses impacts sur la biodiversité. C’est en fonction de ces données qu’un ratio-bénéfice / coût Ri est attribué à chaque espèce invasive i. Le plus grand ratio indique l’espèce contre laquelle il faut lutter en priorité. Le second plus grand ratio identifie la seconde priorité, le troisième ratio désigne la troisième priorité, etc.

Pour utiliser ces ratios, il faut diviser en parts égales le budget total consacré à la lutte contre les espèces invasives. Le ratio de chaque espèce est alors calculé et une première part est attribuée à la lutte contre l’espèce présentant le plus grand ratio. Cette action aura évidemment un impact sur l’environnement et avant d’affecter une nouvelle part de budget il faut recalculer les ratios de toutes les espèces. Le cycle peut se répéter indéfiniment.

Les auteurs montrent que lorsqu’on divise le budget en un nombre plus important de parts,  l’algorithme converge vers l’affectation optimale du budget global. Simple à comprendre sur le principe, il est bâti sur des informations écologiques, phylogénétiques et économiques qui peuvent être mises en musique par une interface informatique. Cette dernière a vocation à prendre part à un processus décisionnel, afin de répondre aux problèmes que les interactions entre espèces peuvent causer, en tenant compte des limitations budgétaires. Cette interface pourrait servir pour les cas d’invasions d’espèces, mais aussi pour construire un réseau de réserves nationales.

Dans cette interface, comme sur l’arche de Noé où la place de ce dernier est assurée, les calculs ne s’appliquent pas à l’humanité, une des espèces invasives les plus virulentes de la planète. Pourtant, en 2020, les effets bénéfiques du confinement sur la nature6  montrent bien que sans les humains, les autres êtres vivants prospèrent. Il ne reste qu'à espérer qu'en cas de prise de pouvoir, une intelligence artificielle qui protège la nature n’éliminera pas, comme HAL 9000 dans 2001 l’Odyssée de l’Espace, la menace la plus évidente à sa mission : nous.

 

Références

Courtois P., Weill J., Figuieres C., Mulier C., 2018, "A cost-benefit approach for prioritizing invasive species", Ecological Economics, 146, 607-620
Courtois P., Figuières C., Mulier C., 2014 "Conservation priorities when species interact : the Noah’s ark metaphor revisited", PLoS ONE, 9(9)

Mots clés

écologie , gestion

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