Croissance et crise

Existe-t-il une « malédiction des ressources naturelles » ?

Photo par Zbynek Burival sur Unsplash

Photo par Zbynek Burival sur Unsplash

Pétrole, charbon, gaz, or, diamant, ou autres minéraux… Tout autant de sources de richesse pour les pays dont les sous-sols en regorgent. Pourtant, ressources et développement ne vont pas toujours de pair. La littérature économique a longtemps parlé d’une « malédiction des ressources naturelles ». Dans les années 2000, cette théorie est remise en question : cette « malédiction » serait en réalité un artefact statistique. Les économistes Nicolas Clootens et Djamel Kirat nuancent ce résultat.

Par Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

,
Nicolas Clootens

Nicolas Clootens

Auteur scientifique, Ecole Centrale de Marseille, AMSE

Est-ce une bonne chose de se découvrir des réserves de pétrole ? La réponse qui vient tout de suite serait un grand oui. Que l’or soit jaune ou noir, quand un état déterre des trésors, cela signifie des revenus supplémentaires. Pourtant, des économistes ont observé que les pays riches en ressources naturelles ont une croissance inférieure à d’autres pays similaires moins bien lotis en ressources naturelles. C’est dans la fin des années 70, que la chose est pour la première fois constatée, avec l’étude d’un étrange « syndrome hollandais »1 .

  • 1"The Dutch Disease". The Economist. 26 November 1977. p. 82–83.

Le mal hollandais

En 1959, les Pays-Bas découvrent que dans leur sous-sol, gisent quelque 2 820 milliards de mètres cubes de gaz naturel. En prévision d’importants profits, l’État encourage l’exploitation de la ressource et des contrats de vente sont signés.

Pendant un temps, tout va pour le mieux, et l’économie est florissante, mais avec les exportations qui augmentent, la valeur de la devise locale, le florin, croît aussi. Or, cela est nocif pour les autres secteurs, notamment la manufacture, et par conséquent pour la compétitivité du pays. En effet, l’accroissement de la valeur de la monnaie entraîne celle des prix des biens produits les rendant moins attractifs sur les marchés internationaux. Le secteur industriel se portant mal, celui du gaz tend à focaliser l’activité nationale, aggravant le phénomène. Dans les années 70, l’industrie néerlandaise est au point mort, et le chômage a plus que triplé. L’exploitation du gaz a été plus nocive que prévu2 . Cela ne se limite pas aux Pays-Bas, d’autres pays riches en ressources se retrouvent à perdre en compétitivité, contaminés eux aussi par cette « maladie hollandaise ». Si le syndrome hollandais met en avant le rôle des ressources naturelles dans l’appréciation de la monnaie domestique, et les mauvaises performances économiques qui en découlent, d’autres mécanismes peuvent être à l’œuvre.

Venezuela, Nigeria, Algérie, Angola, République Démocratique du Congo… Tout autant d’exemples qui, par la suite, semblent confirmer que le pétrole ou les minerais peuvent noircir le développement économique des États. Les économistes qui étudient ce phénomène produisent une importante littérature autour de ce qu’ils nomment la « malédiction des ressources naturelles », dont le syndrome hollandais n’est qu’une des manifestations.

L’or noir salit la croissance

Les mécanismes économiques et politiques expliquant l’effet néfaste des ressources ne manquent pas. Les mines et gisements sont souvent des exploitations de niche : l’extraction est le fruit d’une entreprise, généralement étrangère, dont les bénéfices ne sont pas toujours suffisamment taxés par les gouvernements. Ainsi, ce n’est qu’en 2011 que la Zambie, grande productrice de cuivre, a pu appliquer un impôt de 30 % sur les sociétés minières (ce qui a doublé les recettes minières du pays)3 .

Cette industrie peut également augmenter le « coût d’opportunité » de l’éducation, particulièrement dans le cas des mines artisanales comme certaines mines d’or ou de diamants. L’opportunité d’obtenir des revenus immédiatement de l’extraction de ces ressources peut alors faire passer l’éducation comme un choix secondaire.

  • 3Moussa Dembélé D., 2015, « Ressources de l’Afrique et stratégies d’exploitation », La Pensée, 381, 29-46.
Mineurs dans une mine à ciel ouverte

Photo par Pedro Henrique Santos sur Unsplash

Enfin, la volatilité des prix des ressources est un véritable problème. En effet, si lorsque le cours sur le marché international de la ressource est haut, l’argent coule à flots, dès que ce cours s’effondre, l’économie aussi. De plus, la volatilité des prix a tendance à augmenter la volatilité macroéconomique, néfaste à l’investissement.

Mais en plus d’effets économiques, des mécanismes politiques sont à l’œuvre : corruption généralisée, augmentation des conflits… La richesse souvent suscite des convoitises.

Danger, mines !

La corruption est un des principaux problèmes liés aux ressources naturelles. En Angola, par exemple, l’économie s’appuie essentiellement sur l’exploitation de ses richesses souterraines : diamants et pétrole, qui comptent pour 90 % des exportations nationales4 . Or, si la croissance économique atteint des niveaux élevés, la fraude et le détournement de fonds aussi. Le pays est parmi les plus corrompus du monde5  et 90 % de l’économie de l’Angola repose sur le marché noir. Des accords secrets sont passés entre les autorités et des compagnies pétrolières, sans se soucier du bien-être de la population6 .

Les rentes liées aux ressources naturelles permettent aussi aux gouvernements d’éviter ou de repousser des mesures structurelles, parfois impopulaires, mais nécessaires. Ainsi, au Venezuela, une grande partie des revenus a été utilisée pour promouvoir un programme très social et redistribuer les richesses sans forcément corriger les « fuites » (corruption, manque d’efficacité…). Quand le cours du pétrole a chuté, les caisses étaient vides et le pays n’a pas pu continuer sa politique sociale.

Entre la fraude et l’impopularité du gouvernement en temps de crise, des conflits peuvent apparaître. En Angola, la guerre civile a ainsi duré de l’indépendance en 1975 à 2002.

Malgré tous ces faits, en 2008, une étude propose une vision différente des choses. La malédiction des ressources naturelles serait-elle fictive ?

  • 4 L’Angola est le principal producteur africain de pétrole et la quatrième source de diamants au monde. HAMMOND, J. L. (2011). The Resource Curse and Oil Revenues in Angola and Venezuela. Science & Society, 75(3), 348–378.
  • 5Transparency International Global Corruption Report 2003
  • 6HAMMOND, J. L. (2011). The Resource Curse and Oil Revenues in Angola and Venezuela. Science & Society, 75(3), 348–378. http://www.jstor.org/stable/41290174

Lever le sort ?

Dans les années 2000, cette malédiction commence à être remise en question par plusieurs articles scientifiques. En 2008, Christa Brunnschweiler et Erwin Bulte publient une étude empirique allant à l’encontre de cette idée de malédiction7 . Leur travail, ancré dans la pensée de l’époque, soutient que les résultats précédemment obtenus dans la littérature sont souvent dus à des raccourcis statistiques et à un traitement imparfait des données8 .

Alors que de nombreux travaux approximaient l’abondance en ressources naturelles par la part des exportations de matières premières dans le PIB (ou dans les exportations totales), ces auteurs remarquent que cet indicateur capture plutôt la dépendance aux ressources naturelles, que l’abondance de celles-ci. Leur recherche fait une distinction entre la richesse et la dépendance en ressources. La richesse en ressource serait, selon l’article, toujours bénéfique à la croissance. Beaucoup de pays, comme l’Angleterre ou les États-Unis, ont historiquement exploité leurs réserves de charbon, de gaz naturel ou de pétrole, pour soutenir leur développement au cours des XIXe et XXe siècles.

Mais, selon Christa Brunnschweiler et Erwin Bulte, même la dépendance aux ressources, c’est-à-dire de faire reposer son économie principalement sur les profits tirés des richesses minières et énergétiques, ne nuit pas à la croissance. Cette conclusion contribue à la division de la littérature académique sur le sujet et interpelle Nicolas Clootens et Djamel Kirat. Les deux chercheurs décident alors de tenter de reproduire les résultats de l’article et observent que ces résultats sont liés à un choix de modélisation discutable9 .

  • 7Ces auteurs décrochent pour leur article le prix Erik Kempe Award qui récompense les meilleurs articles publiés dans le domaine de l’économie de l’environnement et des ressources.
  • 8Brunnschweiler C. and E.H. Bulte, "The natural resource curse revisited and revised: A tale of paradoxes and red herrings", Journal of Environmental Economics and Management, 2008, pp. 248-264
  • 9Van der Ploeg, F., & Poelhekke, S. (2010). The pungent smell of “red herrings”: Subsoil assets, rents, volatility and the resource curse. Journal of Environmental Economics and Management, 60(1), 44-55.
Mine à ciel ouvert

Photo de Matthew de Livera sur Unsplash

La malédiction refait surface

En science, pour qu’un résultat soit valable, il doit pouvoir être reproduit. En reprenant le modèle de l’article de 2008, Nicolas Clootens et Djamel Kirat constatent qu’il ne prend pas en compte une distinction dans les régimes de croissance, ce qui a tendance à générer un biais dans les résultats. Ces auteurs proposent donc de regrouper les pays selon leur régime de développement. Pour déterminer une limite entre les pays dits « développés » ou « en développement », il y a deux solutions : utiliser une valeur arbitraire ou intégrer, dans le modèle, un calcul qui établit l’appartenance d’un État à un régime de croissance plutôt qu’à un autre. En choisissant cette deuxième option, les économistes découvrent que les conclusions de l’article de 2008 sont à nuancer10 .

Leurs résultats montrent que, pour les pays les plus pauvres, l’abondance en ressources naturelles booste la croissance. La dépendance, elle, reste toutefois néfaste pour la croissance. En ce qui concerne les nations avec des niveaux de revenus plus importants (c’est-à-dire au-delà d’un certain seuil de PIB par habitant), la croissance n’est pas significativement impactée dans un sens comme dans l’autre par l’abondance ou la dépendance aux ressources naturelles. Réduire la dépendance aux ressources naturelles en réutilisant la rente qu’elles procurent dans le développement de l’éducation, des institutions, et des marchés financiers permettrait alors de bénéficier de l’abondance sans pour autant souffrir de la dépendance qu’elle peut générer. La richesse serait dans la diversité.

  • 10La première approche a été suivie dans un autre article et confirme leur résultats (Clootens N., Kirat D., 2017, « ’A Reappraisal of the Resource Curse », Economics Bulletin, Volume 37, Issue 1, pages 12-18).

Références

Clootens N., Kirat D., 2020, "Threshold regressions for the resource curse", Environment and Development Economics, 25(6), 583-610

    Partager l'article