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La fièvre de l’expulsion s’étend en Europe

Photo by XX Liu on Unsplash

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En Europe, les procédures de réadmission se sont multipliées pour faciliter le renvoi des migrants irréguliers et des déboutés du droit d’asile. Jean-Pierre Cassarino a recensé plus de 640 accords bilatéraux établis entre les pays européens, d’une part, et entre ces derniers et les pays non européens, d’autre part. Il met en évidence l’ampleur d’un système en expansion qui s’intègre dans les relations internationales, et parfois même, de façon informelle.  

Par Claire Lapique

Claire Lapique

Journaliste scientifique

Cet article a été écrit sur la base d’un entretien réalisé avec Jean-Pierre Cassarino, titulaire de la Chaire « Études migratoires à l’IMéRA et enseignant politologue au Collège d’Europe (Varsovie)

En novembre 2019, l’Union européenne a négocié la mise en place d’un contingent de 10 000 gardes-côtes pour 2027 au sein de l’agence Frontex : il s’agira de son premier service en uniforme. Une preuve de plus, s’il en faut, de la bataille que mènent les gouvernements européens contre l’immigration irrégulière. Mais, au-delà du contrôle aux frontières extérieures, les outils juridiques de coopération se sont eux aussi déployés. 

À l’échelle internationale, les États européens ont construit un véritable maillage, englobant plus de 125 pays, à travers la signature d’accords bilatéraux de réadmission. Ces accords permettent aux pays d’accueil de s’assurer que le pays d’origine (ou de transit) accepte de réadmettre ses ressortissants (ou personnes en transit) en situation irrégulière. En concluant un accord avec les pays tiers, le renvoi ou l’expulsion des migrants irréguliers est facilité. C’est particulièrement utile si la personne irrégulière a détruit son passeport et ne décline pas sa véritable identité par exemple.  

La pratique n’est pas qu’européenne, mais en étudiant le renvoi des étrangers en situation irrégulière, Jean-Pierre Cassarino a recensé plus de 640 signatures bilatérales entre États européens (les 28 États membres auxquels s’ajoutent l’Islande, la Norvège et la Suisse) dont 396 entre ces derniers et le reste du monde, de 1950 à nos jours. 

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Depuis 1950, le système de réadmission s’est étendu à partir de l’Europe au fil des années. Les États membres ont impulsé cette dynamique en signant entre eux et avec le reste du monde, des accords bilatéraux de réadmission. Plus le pays est bleu foncé, plus il a signé d’accords bilatéraux.
© JC Cassarino

Jeux, gains et paris entre États 

Pour un pays tiers, quel intérêt y a-t-il à accepter ce type d’accords ? La réadmission est devenue depuis trois décennies un élément de langage du discours européen tout comme un outil de coopération. Dans les pourparlers internationaux, elle s’intègre aux questions de diplomatie économique, de sécurité énergétique, de lutte contre le terrorisme international. 

Avec la réadmission, se trouve souvent la gageure d’une meilleure mobilité. Avant de signer, certains États tiers s’accordent sur des « partenariats pour la mobilité » avec les États membres. Leur objectif est de faciliter le séjour en Europe de leurs ressortissants. Mais les pays d’accueil européen n’offrent cette possibilité qu’en contrepartie d’une coopération effective en matière de réadmission. Dans les faits, la mobilité de ces programmes ne s’adresse pas à n’importe quel migrant. Ce sont généralement les plus qualifiés qui bénéficient de ce type d’accords. 

À première vue, les pays d’origine pourraient être plutôt réticents à signer ce genre d’arrangements. Mais c’est sans compter les carottes à la clef ! « On ne signe pas un accord de réadmission gratuitement » explique Jean-Pierre Cassarino. Les formes de compensation sont diverses, tant financières que symboliques. Le Kosovo par exemple, n’est pas reconnu par 5 pays membres de l’Union européenne. Il a lui-même frappé à la porte des États européens (le reconnaissant en tant qu’État souverain) pour signer des accords de réadmission. Pour le Kosovo, c’est un outil politique : plus il signe d’accords bilatéraux, plus il parvient à asseoir sa légitimité, sur la scène internationale, en étant reconnu comme tel. 

Les accords bilatéraux de réadmission illustrent l’asymétrie des relations entre États, en s’intégrant dans un contexte où pays développés et en développement disposent de ressources inégales pour négocier.

 

… en toute discrétion 

En intégrant des enjeux aussi divers et autant de pays, le phénomène a pris une ampleur considérable. Mais, comme les accords sont bilatéraux, saisir le système dans sa totalité serait difficile sans l’inventaire réalisé par Jean-Pierre Cassarino depuis 20061 . D’autant que ces pratiques passent généralement entre les mailles du filet médiatique… et parfois même démocratique ! Partenariats pour la mobilité, mémorandum d’ententes, échanges de lettres, accords techniques, ententes administratives… sont autant de vocables 2 qui viennent se ranger dans ce qu’il appelle les « accords non standards » de réadmission. Ce ne sont pas des accords de réadmission à proprement parler, mais dans les faits, leur objectif est similaire. Ils sont privilégiés par les États parce qu’ils offrent des avantages non négligeables. Comme ils ne nécessitent pas de ratification, les gouvernements s’en servent pour sauter la case « parlement ». Sous couvert de faciliter ou accélérer le processus de coopération, afin de répondre à « une situation d’urgence », le droit de regard démocratique en est alors restreint. L’informalité qui caractérise ce type d’accords ajoute à la flexibilisation des pratiques en matière migratoire. 

Ces mécanismes sont peu connus du grand public et des médias et, par conséquent, souvent absents du débat public. Plus encore, les États peuvent facilement nier leur existence. Comme tout se passe en sous-main, aucune preuve n’est rendue publique. Jean-Pierre Cassarino a glané les documents aux termes de treize années de travail, notamment en s’appuyant sur leur dimension bilatérale. Quand l’une des deux parties ne répond pas, il toque à la porte de la seconde. Mais, au fil des années, les obstacles sont allés croissant. De plus en plus suspectés de violer les droits de l’Homme, leur divulgation a généré de plus en plus de défiance de la part des gouvernements. 

  • 1Cassarino J.-P., "Inventory of the bilateral agreements linked to readmission"
  • 2Police cooperation agreements (‘CP’) including a clause on the readmission/removal of irregular foreigners; Conventions (‘C’) including a clause on the readmission/removal of irregular foreigners; Memoranda of understanding (‘ME’); Administrative arrangements (‘AA’); Provisional agreements (‘AP’); Exchanges of letters (‘EL’).
 

Et l’Union européenne dans tout ça ? 

Alors, pourquoi ne pas conclure des accords standards à l’échelle européenne, au lieu de multiplier des accords tous azimuts ? Face à cette effervescence, l’Union européenne a poursuivi l’objectif d’harmoniser le système, dès l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam en 19993 . Mais à cette date, la machine intergouvernementale était déjà bien rodée. Avec plus de 100 accords bilatéraux signés en 1999, difficile de mettre fin aux pratiques bilatérales établies de longue date par les États membres. À ce jour, l’Union a conclu seulement 17 accords de réadmission européens, donc supranationaux, appelés « EURA » (en anglais), dont 124 protocoles d’application. Ces accords européens cohabitent avec près de 213 accords bilatéraux conclus par les États membres avec des États tiers.

Face à une dominante bilatérale qui lui échappe, l’Union européenne a voulu reprendre la main en tentant de s’aligner sur le modus operandi des États membres, et en s’inspirant de leurs pratiques bilatérales informelles. À la manière des mémorandums d’ententes, les membres du Conseil européen ont conclu, en mars 2016, un accord non standard avec la Turquie, au moyen d’une simple « déclaration ». Pour Jean-Pierre Cassarino, « l’Union européenne a ouvert la boîte de Pandore et elle n’est plus en mesure d’assurer le leadership sur l’harmonisation des procédures de renvoi des étrangers en situation irrégulière dans le respect des traités et du droit international ». Avec un accord standard, en cas de non-respect des droits de l’Homme, il y a toujours la possibilité de faire un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Mais les accords non standards, eux, manquent clairement de transparence à cet égard, et il est d’autant plus difficile de vérifier l’applicabilité des droits fondamentaux et de définir les responsabilités et rôles des acteurs impliqués, qu’ils soient étatiques ou non. Les modes opératoires opaques du modèle bilatéral et intergouvernemental se sont, en quelque sorte, transposés à l’échelle européenne ou supranationale, et ce, avec tous les risques de violation des droits qui l’accompagnent. 

En réalisant l’inventaire et en le mettant à jour, Jean-Pierre Cassarino donne à voir les dynamiques géopolitiques qui animent les États signataires. Il peut ainsi déceler les enjeux et intérêts qui se cachent derrière de tels accords. L’ampleur de ce phénomène n’est pas sans poser question. Symboles des relations de pouvoir à l’échelle internationale, leur systématisation et les méthodes utilisées font courir des menaces tant pour la démocratie que pour les droits de l’Homme. 

  • 3Avec l’entrée en vigueur du traité en 1999, la compétence en matière de réadmission est dorénavant partagée entre les États membres et l’Union. Celle-ci peut alors, grâce à un mandat délivré par les États membres, conclure des accords avec les pays tiers.
 

Références

Cassarino J.-P., 2014, « A Reappraisal of the EU’s Expanding Readmission System », The International Spectator: Italian Journal of International Affairs, 49:4, 130-145.
Cassarino J.-P., 2015,« Relire le lien entre migration de retour et entrepreneuriat, à la lumière de l’exemple tunisien », Méditerranée, 124, 67-72.

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