Le juste prix du CO₂
Un ouragan vu de la station spatiale internationale © NASA
Un triste record a été battu en 2024 : celui de l’année la plus chaude jamais enregistrée sur terre. Signes tangibles du basculement en cours, le réchauffement climatique se traduit sous nos yeux par une accélération d’événements naturels extrêmes. En théorie, la solution est simple : arrêter immédiatement l’emploi d’énergies fossiles. En pratique, l’abandon de ces énergies omniprésentes dans nos sociétés contemporaines est une gageure. Pour réduire les émissions de CO₂, les économistes, rompus à l’analyse coût-avantage, peuvent aider les décideurs à concevoir des politiques à la fois efficaces et acceptables par les populations.
Un objectif : zéro émission nette
La prise de conscience du réchauffement climatique s’est accélérée sous l’impulsion du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) créé en 1988. Elle a conduit à des objectifs ambitieux, qui se sont affinés au cours des années.
Gaz à effet de serre et réchauffement climatique
La terre est entourée d’une couche d’air, l’atmosphère, qui « piège » une partie du rayonnement solaire. Grâce à ce mécanisme, la température moyenne à la surface de notre planète est de +15° au lieu de -18°. Cet effet de serre est dû à la présence des nuages et à la vapeur d’eau, ainsi qu’aux gaz dits « à effet de serre » (GES), principalement le dioxyde de carbone (CO₂). Depuis la révolution industrielle, les humains brûlent des quantités massives de matières carbonées (pétrole, charbon, gaz). La concentration de CO₂ dans l’atmosphère a augmenté de plus de 40% , entrainant une hausse de la température sur terre d’environ 1,1° si on compare la dernière décennie à la période préindustrielle.
L’objectif le plus récent, adopté à Paris en 2015 lors de la COP21, est de contenir le réchauffement sous la barre des 2°. Pour cela, on estime qu’il faut réduire en moyenne le niveau international des émissions, pour passer de 6,5 tonnes d’émissions de CO₂ par habitant en 2022, à 2 tonnes en 2050. Par souci d’équité, cet effort moyen doit être adapté en tenant compte du développement des différents pays.
Au Burkina Faso, les émissions moyennes sont inférieures à 2 tonnes par habitant. Toutefois, le pays a encore besoin de se développer pour garantir à sa population un seuil minimal de bien-être — ce qui entraînera nécessairement une hausse de ses émissions.
La raffinerie Slovnaft près de Bratislava en Slovaquie. © Mariano Mantel via Flickr
À l’inverse, des pays riches comme les États-Unis, avec 18 tonnes par habitant, doivent impérativement réduire leurs émissions pour respecter leur juste part de l’effort mondial. En France, l’objectif actuel est de parvenir en 2050 à la « neutralité carbone ». Cela signifie qu’à cette date, notre pays ne devra pas produire plus de CO₂ qu’il n’en réabsorbe. Comment y parvenir ?
CO₂ ou équivalent CO₂ ?
De nombreux autres gaz que le CO₂ contribuent à l’effet de serre. Leur intensité et leur durée de vie varient. Pour pouvoir les comparer, les scientifiques utilisent une unité commune : l’équivalent CO₂ (ou eq. CO₂). Par exemple, 1 tonne de R134a (un gaz utilisé notamment dans les systèmes de climatisation) réchauffe autant que 1430 tonnes de CO₂ sur une période de 100 ans. On parlera donc de «1430 eq. CO₂ ». Dans cet article, comme dans la plupart des publications sur le climat, le terme « CO₂ » englobe par défaut tous les gaz à effet de serre, traduits en équivalent carbone, sauf mention contraire.
Revenir à la France des années 1950 ?
Pour parvenir à la neutralité carbone en 2050, l’empreinte carbone des Français doit diminuer d’environ 9 tonnes de CO₂ par an par habitant, à 2 tonnes. Comment faire ? Les technologies consistant à capter et stocker le carbone sont à l’heure actuelle balbutiantes. La seule voie est donc de limiter nos émissions. C’est un véritable défi.
Une famille française dans la période d’après-guerre. © Archives nationales des États-Unis
L’empreinte carbone
« L’empreinte carbone mesure la quantité totale de gaz à effet de serre (GES) que nous "émettons" indirectement à travers notre consommation, en prenant en compte non seulement ce qui est produit localement, mais aussi ce qui est fabriqué et transporté depuis l’étranger »
Fanny Henriet, "L’économie peut-elle sauver le climat ?" Puf, 2025
Pour imaginer à quoi ressemblait notre quotidien lorsque nous émettions 2 tonnes de CO₂ par an et par habitant, il faut revenir aux années 1950. Une époque où l’espérance de vie en France était de 73 ans pour les femmes et 67 pour les hommes (contre respectivement 85,3 et 79,4 en 2024), où la durée de travail était souvent de 6 jours (et 48 heures hebdomadaires), où moins de 10% d’une classe d’âge était titulaire du baccalauréat (contre 75% aujourd’hui). Une France d’avant l’informatique, où seuls 8% des foyers avaient une ligne de téléphone fixe (alors qu’aujourd’hui 98% des plus de 12 ans ont un téléphone portable), où il n’existait ni scanner, ni IRM et à peine une centaine de lits de réanimation (contre environ 6000 aujourd’hui).
Bien sûr, des progrès techniques ont eu lieu depuis les années 1950. Se limiter à 2 tonnes d’émissions de CO₂ par habitant ne signifierait donc pas revenir exactement aux conditions de vie d’alors. Mais atteindre cet objectif n’en reste pas moins extrêmement difficile. D’ailleurs, un foyer particulièrement sensible aux enjeux climatiques, qui adopterait un mode de vie frugal — limitation du chauffage, transports non émetteurs, etc. — ne ferait baisser que de 40% ses émissions, soit bien en deçà de l’objectif.
Diversifier les approches
Les solutions ne peuvent donc être que collectives et plurielles : il faut bien sûr consommer moins certains biens, mais il faut aussi diminuer l’empreinte carbone de ce que nous consommons, en mettant au point des objets, technologies et services moins énergivores grâce au progrès technique. Entre 1995 et 2022, notre pays a réduit son empreinte carbone d’environ 20% grâce à un mixte entre ces stratégies : des changements de comportement (par exemple, moins de consommation de viande) et des changements techniques (par exemple, l’augmentation de l’efficacité énergétique dans le bâtiment et l’industrie). Ces efforts doivent être poursuivis et les pouvoirs publics doivent les encourager. Mais comment arbitrer entre les différentes mesures possibles ? Faut-il encourager la rénovation des logements grâce à des aides fiscales, ou taxer fortement le coût du chauffage aux énergies fossiles ? Reboiser notre pays ? Décarboner les grands sites industriels ? Renchérir le prix de l’essence, subventionner les voitures électriques ou financer la modernisation des lignes de chemin de fer ?
Le rôle des économistes
Les économistes peuvent aider à arbitrer entre différentes mesures en estimant la valeur sociale de leur impact climatique. Dès les années 1970, William Nordhaus (prix Nobel d’économie en 2018) proposait ainsi « d’intégrer le changement climatique à l'analyse macro-économique ». C’est ce qui a été fait depuis, grâce à la notion de « coût social du carbone ». Il s’agit d’une estimation 1. Elle permet de comparer les différentes actions, en intégrant la question de la transition écologique.
Prenons le cas d’un coût social du carbone de 200 euros la tonne de CO₂. Une politique de remplacement des chaudières à fioul par des pompes à chaleur qui coûte 50 euros par tonne de CO₂ réduite, sera considérée comme socialement bénéfique : le coût (50 euros) est inférieur aux bénéfices (200 euros pour chaque tonne de CO₂ évitée). Estimer le coût social du carbone pourrait aussi permettre d’influencer la consommation grâce à l’imposition d’une « taxe carbone » fixée au niveau du coût social du carbone. En renchérissant les coûts des services et produits émetteurs de carbone, cette taxe conduit à diminuer leur consommation. Elle incite aussi les producteurs de services et produits à rechercher des améliorations techniques moins énergivores.
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Fanny Henriet, L’économie peut-elle sauver le climat ? Puf, 2025
Manifestation des gilets jaunes, le 5 janvier 2019. Le mouvement était une réaction à la hausse de la taxe carbone, ce qui pose la question de l’acceptabilité des politiques d’adaptation. © Christophe Leung via Flickr
La taxe carbone ne suffira pas
Des travaux menés1 par les économistes Fanny Henriet, Nicolas Maggiar et Katheline Schubert ont estimé la taxe carbone nécessaire pour que la France tienne ses objectifs de réduction d’émissions de CO₂, si cette taxe est la seule mesure mise en place. La taxe carbone atteindrait un niveau très élevé, l'équivalent de plus d’1,5€ par litre d'essence — trop élevé pour être socialement acceptable. Même en tenant compte dans leurs calculs de l’innovation technique « endogène », c’est à dire induite par la taxe carbone elle-même (les producteurs étant incités à trouver des solutions moins consommatrices de CO₂), ils montrent que le niveau de la taxe reste à un niveau très élevé.
Les trois économistes en concluent que la taxe carbone doit être complétée par un soutien massif à l’innovation technique, pour créer les alternatives nécessaires, tout en rendant la transition économiquement viable et socialement acceptable.
Ces débats montrent la complexité du chemin à tracer pour parvenir à la neutralité carbone en 2050, comme l’explique Fanny Henriet dans son livre2. Il faut augmenter sensiblement le coût du CO₂ pour faire baisser la consommation. Il faut aussi lutter contre « l’effet rebond » qui consiste à profiter des améliorations énergétiques pour davantage consommer : isoler les logements ou construire des voitures moins énergivores n’est que peu efficace si les foyers en profitent pour chauffer plus ou acquérir un second véhicule. Il faut enfin soutenir les progrès technologiques permettant d’obtenir des produits et services moins énergivores. Et enfin, il est indispensable de mettre en place des mesures compensatoires pour les foyers à faible revenu, afin de leur éviter d’avoir à arbitrer entre fin du monde et fin du mois, au risque, sinon, de les voir rejeter l’évolution en cours. La voie est complexe, mais elle s’impose si nous voulons préserver pour les générations futures une terre encore habitable.
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- F. Henriet, N. Maggiar, K. Schubert, 2016, « La France peut-elle atteindre l’objectif du Facteur 4 ? Une évaluation à l’aide d’un modèle stylisé énergie-économie » Économie & prévision, 208-209(1), 1-21
- F. Henriet, N. Maggiar, K. Schubert, 2014 "A Stylized Applied Energy-Economy Model for France", The Energy Journal, 35 (4), 1-38
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Fanny Henriet, L’économie peut-elle sauver le climat ? Puf, 2025