Croissance et crise

Quand l’État prend en compte l’espérance de vie dans les choix d’éducation

Photo cc_Plush Design Studio - Unsplash

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Une étude menée par Bonneuil et Boucekkine illustre l’importance du positionnement de l’État dans le domaine éducatif vis-à-vis de sa transition démographique. À mesure que l’espérance de vie s’accroît, l’État peut augmenter la durée minimum légale d’éducation s’il souhaite promouvoir le bien être de ses citoyens.

Par Raouf Boucekkine

Raouf Boucekkine

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

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Kevin Genna

Kevin Genna

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

La croissance depuis le XIXe siècle pourrait s’expliquer par le fait qu’une durée de vie plus longue puisse inciter les individus à augmenter le temps passé à étudier (et accroître ainsi leur productivité). La hausse de la durée de vie entraîne une augmentation du nombre d’années travaillées, changeant l’arbitrage entre travail et éducation. Cet énoncé, dit mécanisme de Ben-Porath (1967), s’inscrit dans la continuité de l’étude de la croissance de long terme, aussi appelée théorie de la croissance unifiée, dont les principales variables sont l’espérance de vie, la mortalité et l’investissement dans l’éducation. Alors que beaucoup de travaux ont essayé de montrer la pertinence de cette approche, un autre mécanisme est venu contrebalancer l’effet de Ben-Porath : l’arbitrage qualité/quantité. Lorsque la durée de vie augmente, la mortalité infantile diminue du fait d’un taux de survie des enfants plus élevé, augmentant le nombre moyen d’enfants par ménage. Il est donc plus coûteux d’investir dans l’éducation étant donné la composition des ménages (plus d’enfants signifiant moins de ressources à allouer à chacun). Le choix s’effectue au niveau individuel, c’est-à-dire que les parents prennent une décision concernant le nombre d’années d’études qu’ils vont offrir à leurs enfants en fonction des ressources dont ils disposent. En se basant sur cette théorie du choix rationnel individuel, Moshe Hazan, dans un article de 2010, conclut que le mécanisme de Ben-Porath n’est pas pertinent pour les États-Unis sur la période 1840-1970.

Les choix rationnels individuels

Dans cet article, nous avons évoqué le terme de « choix rationnel individuel ». Pour les économistes, il s’agit d’une notion de base pour construire toute (ou presque) théorie. Cela nous vient de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill au XIXe siècle et de la théorie utilitariste. Chaque action, réalisée ou subie, a un impact sur l’individu, par exemple passer une journée à la plage, manger un plat de qualité, etc. peut accroître l’utilité (la satisfaction) d’un individu (tout comme respirer un air pollué pourrait avoir un effet négatif). Cependant, nous sommes contraints dans nos actions, d’abord par les lois (de la physique et par l’environnement légal), mais aussi par nos ressources financières : consommer ou se déplacer a un coût. Entre donc en jeu la notion d’arbitrage. Si l’on veut consommer davantage, il faut pouvoir agrandir notre pouvoir financier et pour ce faire il nous faut travailler plus. Mais le travail a un aspect négatif en termes d’utilité puisque même si l’on considère que le travail n’a pas d’effet négatif, en soi, sur l’utilité il réduit le temps libre disponible de chaque individu, l’empêchant d’exercer une autre activité qui produirait plus de satisfaction. L’individu va donc devoir faire un choix entre travailler 1 h de plus à un salaire donné ou passer cette heure à profiter de son temps libre. Il s’agit là de l’arbitrage classique entre travail et loisir.

Il n'existe pas qu'un seul arbitrage dans la théorie économique, mais presque une infinité. Pour le cas considéré dans l'article, on parle d'arbitrage en termes d'éducation, c'est-à-dire du nombre d'années d'études que les parents offrent à leurs enfants. On sait qu'une année d'étude supplémentaire permet d’espérer un salaire plus élevé, mais il s'agit aussi d'une année où l’on ne gagne pas d'argent, le coût d’une année d'étude sera par conséquent une année de salaire non gagné. Il va exister un équilibre pour lequel les gains de salaire espérés ne seront pas assez forts pour compenser la perte d'une année de salaire, et cet équilibre définira le nombre d'années d'études moyen par foyer.

Une autre question se pose si la composition du foyer change, imaginons qu'il y ait un enfant supplémentaire, les ressources disponibles vont se diviser sur un nombre plus grand d’individus et chaque part sera réduite. Avec un enfant en plus, les parents ne sont peut-être plus en mesure d'offrir le même nombre d'années d'études que précédemment (il serait légitime de penser à l'emprunt bancaire, mais il s'agit d'une autre contrainte qui a un coût, le taux d'intérêt) réduisant ainsi le niveau moyen d'éducation. C'est ce type de mécanisme qui est en place au début de la transition démographique : la mortalité infantile augmente, les parents élèvent plus d'enfants en moyenne et ont donc moins de ressources à allouer à chacun.

Et l’État, dans tout ça ?

Dans le cas français, par exemple, l’école est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans et est financée par l’impôt. L’innovation de l’article de Noël Bonneuil et Raouf Boucekkine est de prendre en compte cette spécificité plutôt que le choix individuel (voir encadré). L’idée est désormais de voir si l’État augmente la durée obligatoire d’éducation à mesure que l’espérance de vie augmente, autrement dit si l’État, plutôt que les individus, applique le mécanisme de Ben-Porath. On passe alors de multiples choix individuels à un choix agrégé au niveau de l’État. L’arbitrage qualité/quantité change de niveau et passe du ratio « nombre d’enfants/ressources » au ratio « nombre de contribuables/nombre d’étudiants », puisqu’étant financé par l’impôt. Toutefois, le budget alloué à l’éducation est dépendant du nombre de contribuables. L’avantage de cette nouvelle méthode développée par Bonneuil et Boucekkine est double : 1) elle prend en compte la composition de chaque génération, autrement dit, même les générations qui n’ont plus d’enfants à charge vont contribuer à l’impôt ; 2) l’État fait cet investissement car une population mieux éduquée contribue à augmenter la croissance. 

La prise en compte de ces deux points dans l’analyse devrait aboutir à des résultats différents de ceux de Hazan. La raison est la suivante : même les générations sans enfants à charge (+16 ans) participent à l’impôt, le budget par étudiant (revenu de l’impôt/nombre d’étudiants) devrait donc être plus grand, en moyenne, que dans le cas où la durée de l’éducation dépend d’un « choix » individuel (revenu du ménage/nombre d’enfants). L’État est en mesure d’offrir une éducation plus longue et de réagir aux mouvements démographiques au sein des générations qui composent la population. 

Photo cc_rawpixel - Unsplash

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L’impact de la transition démographique sur le mécanisme de Ben Porath

Cela introduit la question suivante : à pyramide des âges, longévité et mortalité donnée, est-ce que la durée minimum légale d’éducation dépend de l’accroissement de la durée de vie dans le pays ? La réponse dépend du rapport entre le nombre de contribuables et le nombre d’étudiants. Cependant, ce rapport varie à travers le temps, il est tributaire de la transition démographique, c’est-à-dire d’un processus historique constitué de trois périodes : lorsqu’un pays est pauvre, son taux de mortalité est fort, et nécessite un taux de natalité élevé pour compenser la perte d’habitants. Devenu plus riche, le même pays améliore ses conditions sanitaires et diminue fortement la mortalité globale de la population sans pour autant ralentir sa natalité, du moins dans un premier temps. On assiste donc à un fort accroissement de la population, puis in fine la natalité est ralentie de manière à stabiliser la croissance de sa population. 

    L’article de Bonneuil et Boucekkine s’intéresse à la France de 1806 à 1906 soit la période où la transition démographique s’achève. Au début de la transition (forte mortalité et forte natalité), la mortalité diminue plus rapidement chez les enfants que chez les adultes : les premiers progrès portent surtout sur les améliorations sanitaires et l’accès à l’eau qui améliorent les conditions de vie des enfants sans diminuer la mortalité des générations précédentes. Le nombre de contribuables est peu important eu égard au nombre d’enfants et, de ce fait, le budget alloué à l’éducation per capita est limité. Au début de la transition, la relation est donc négative, on rejette le mécanisme de Ben-Porath. Inversement, à la fin de la transition démographique (faible natalité et faible mortalité) la durée de vie augmente significativement avec les progrès de la médecine et accroît par la même occasion le nombre relatif de contribuables par rapport au nombre d’étudiants, la relation devient positive (plus de ressources à allouer à la génération la plus jeune) et le mécanisme de Ben-Porath s’applique. On en conclut que le mécanisme de Ben-Porath ne peut pas être rejeté ni même affirmé. Sa réalisation dépend d’un processus historique, la transition démographique, qui intervient sur la composition des générations et des revenus fiscaux. 

Le balancier : quand le financement des retraites s’oppose à celui de l’éducation ?

Une fois la transition démographique achevée, que se passe-t-il pour les économies les plus avancées qui ont terminé leur transition, comme la France ? On observe en France un taux de fécondité stable, un couple a en moyenne autour de 2 enfants, ce qui devrait rendre constante la population. Cependant, l’espérance de vie continue d’augmenter (même si cela est plus léger qu’au XXe siècle) accroissant légèrement la taille de la population. Un phénomène inverse à tout ce qui a été évoqué précédemment pourrait apparaître : l’hypothèse du balancier. On passerait d’une situation où la génération la plus jeune diminuerait, la population de contribuables resterait identique, mais celle des retraités grossirait de manière importante. À âge de départ à la retraite stable, une augmentation de la durée de vie va diminuer le ratio contribuables/retraités, et les retraites étant financées par le contribuable, un arbitrage qualité/quantité dans leur financement pourrait s’opérer. Au détriment de l’éducation ?

Références

Bonneuil N. , Boucekkine R. , 2017, "Longevity, age-structure, and optimal schooling," Journal of Economic Behavior & Organization,136 (C), 63-75.

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