Santé et environnement

Travailler trop nuit gravement à la santé, l’exemple américain

Un homme en tenue de ville travaillant sur son ordinateur assis à une table de pique nique en face de la "Bean" de New-York. Photo : Tim Gouw via Pexels

Un homme en tenue de ville travaillant sur son ordinateur assis à une table de pique nique en face de la "Bean" de New-York. Photo : Tim Gouw via Pexels

Pourquoi les Américains vivent-ils moins longtemps que les Européens alors qu’ils dépensent bien plus d’argent pour leur santé ? C’est le paradoxe qu’explore les économistes Tanguy Le Fur et Alain Trannoy en se questionnant : et si le temps de travail jouait un rôle ?

Par Alain Trannoy

Alain Trannoy

Auteur scientifique, EHESS, AMSE

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Timothée Vinchon

Timothée Vinchon

Journaliste scientifique

En France, “travailler plus” s’est imposé comme un leitmotiv incontournable du débat public. Tantôt, il serait question de doper la compétitivité, soutenir la croissance, d’autre fois, il s’agirait d'assurer l’équilibre du système de protection sociale. Mais que coûte réellement cet effort supplémentaire que plusieurs gouvernements successifs ont appelé de leurs vœux ?

En 2019, les États-Unis ont consacré près de 17 % de leur PIB à la santé, contre 11 % en moyenne en Europe occidentale, tout en ayant une espérance de vie inférieure et davantage  de maladies chroniques. Depuis des années, ce paradoxe nourrit les critiques d’un système  jugé inégalitaire, trop onéreux et inefficace.

Les chercheurs en économie Tanguy Le Fur et Alain Trannoy proposent une piste inédite. Et si c’était le temps de travail qui abîmait la santé des Américains ?Leur modèle économique montre qu’au-delà d’un seuil d’heures travaillées, l’effet est contre-productif : on gagne plus d’argent pour se soigner, mais la santé se détériore plus vite. Une hypothèse qui pourrait expliquer près d'un tiers de l’écart constaté dans la santé des deux populations.
 

Des soins plus chers, mais pas plus efficaces

En 2019, avant la pandémie de COVID-19, les États-Unis affichaient des résultats médiocres sur de nombreux indicateurs de santé. Selon le Panorama de la santé de l’OCDE : sur 38 pays membres, ils se classaient 29ème pour l’espérance de vie à la naissance, 28ème pour l’espérance de vie à 65 ans, 29ème pour le nombre de décès prématurés évitables, et 35ème pour la prévalence des maladies chroniques. Une variété de facteurs a été avancée pour expliquer le moins bon état de santé des Américains : des « morts de désespoir »1 et une dramatique épidémie d’opioïdes, à l’obésité et au tabagisme, en passant par les inégalités face à un système d’assurance maladie privé et coûteux2.  
Ces classements médiocres ne sont pas une question de dépenses. Les États-Unis occupent la première place en termes de ressources consacrées aux soins de santé. Depuis les années 1980, les Américains dépensent toujours plus pour leur santé que les Européens, et l’écart s’est creusé pour atteindre aujourd’hui 6 points de PIB. 
 

  • 1

    Case A., Deaton A. , 2015, “Rising morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century” Proc Nat Acad Sci 112(49):15078-83

  • 2

    Avendano M., Kawachi I., 2014, “Why do Americans have shorter life expectancy and worse health than do people in other high-income countries?” Annu Rev Public Health, 35:307-25

Les Américains ont des dépenses de soins plus importants que leurs homologues européens, sans pour autant être en meilleure santé.Photo: Karolina Grabowska via Pexels

Les Américains ont des dépenses de soins plus importants que leurs homologues européens, sans pour autant être en meilleure santé. Photo: Karolina Grabowska via Pexels

Cela s’explique par le fait que la santé soit un “bien supérieur” : plus un pays s'enrichit, plus ses habitants investissent dans la santé. Une autre raison est le progrès technologique, qui multiplie les traitements innovants mais coûteux. Mais ces deux facteurs ne suffisent pas à expliquer l’ampleur de la  dépense Outre-Atlantique. La différence majeure vient du prix des soins. Aux États-Unis, ils sont en moyenne 20 % plus élevés que les autres biens, contre seulement 4 % en Europe. Ces prix expliqueraient entre un et deux tiers de l’écart de dépenses entre les deux continents3. Conscient de ce déséquilibre, le président américain Donald Trump tente d’ailleurs de faire pression sur les laboratoires pharmaceutiques pour réduire le prix des médicaments aux États-Unis, afin de rapprocher leur coût de celui pratiqué en Europe.

  • 3

    Fonseca R, Langot F, Michaud P-C, Sopraseuth T., 2023, “Understanding cross-country differences in health status and expenditures: health prices matter”, J Polit Econ, 131(8):1949-93

Le surtravail, un risque sanitaire avéré

Si les prix élevés des soins et les inégalités sociales expliquent une partie du paradoxe américain, ils ne suffisent pas à en rendre entièrement compte. C’est pourquoi les deux chercheurs explorent une piste supplémentaire : le temps de travail. Les Américains travaillent aujourd’hui beaucoup plus que les Européens. D’après l’OCDE, en 2024, un salarié américain travaillait en moyenne 1 796 heures par an, contre 1 491 heures en France et 1 512 heures au Royaume-Uni, soit un temps de travail supplémentaire d’environ 12 semaines de travail à temps plein.

Cet écart n’a pas toujours existé. Jusqu’au début des années 1980, les Américains et les Européens travaillaient à peu près autant. Les trajectoires ont ensuite divergé. Plusieurs facteurs l’expliquent : des préférences culturelles plus favorables au travail, un système fiscal moins redistributif et plus incitatif4 aux États-Unis, la faiblesse des syndicats5 ou encore une valorisation sociale du surtravail, notamment chez les cadres. 

  • 4

    Prescott E.C., 2004, “Why do Americans work so much more than Europeans?” Fed Reserv Bank Minneapolis, Q Rev 28(1): 2-13

  • 5

    Alesina A., Glaeser E., Sacerdote B., 2005, “Work and leisure in the United States and Europe: why so different?” NBER Macroecon Annu 20: 1-64

Un homme travaillant seul dans un bureau vide, lumières éteintes. Photo: Vitaly Gariev

Stress au travail, travailler tard ou le week-end... Le surtravail a des effets néfastes sur la santé Photo: Vitaly Gariev

Cette intensité a un coût. De nombreuses recherches en santé publique, en épidémiologie ou en sciences sociales montrent que de longues journées de travail dégradent la santé et favorisent l’apparition de maladies chroniques. Partant de ce constat, les chercheurs développent un modèle économique original qui considère  la santé comme un ‘capital’. Ils cherchent à  mesurer comment la quantité de travail fournie peut influer à la fois sur l’état de santé des populations et sur le niveau global des dépenses de santé. Ils testent plusieurs versions du modèle, avec des hypothèses différentes sur la façon dont le travail et le repos influencent la santé. Puis, ils calibrent leur modèle sur les données américaines (heures travaillées, dépenses de santé, espérance de vie, etc.) et comparent ce qu’il se passerait si les Américains travaillaient autant que les Français ou les Britanniques.

Le modèle des deux économistes montre que si les Américains travaillaient comme les Français ou les Britanniques, leurs dépenses de santé chuteraient de 2 à 3 points de PIB, et leur déficit de santé serait réduit d’un tiers. Fait surprenant, la France et le Royaume-Uni sont aussi au-dessus de ce seuil. Autrement dit, nous travaillons tous trop, au détriment de notre longévité. Alors que la semaine de quatre jours, le télétravail ou la suppression de jours fériés s’invitent dans le débat public, cette étude renverse la perspective : et si la meilleure réforme de santé publique n’était pas de dépenser plus… mais simplement de travailler moins ? Une hypothèse qui invite, au passage, à repenser l’équilibre du financement des dépenses  de santé entre revenus du travail (si on travaille moins, on cotise moins) et du capital (profits, dividendes, etc.). 
 

Références

Fur, T. L., & Trannoy, A. 2024. "The health-maximizing level of labor supply: a macroeconomic perspective on the American Health Puzzle". Journal of Population Economics, 37(4), 1-32.

Mots clés

travail , Santé , bien-être

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