Démocratie

En faveur de la majorité

Le serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789 © Jacques-Louis David / Musée Carnavalet

Le serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789 © Jacques-Louis David / Musée Carnavalet

Pour se mettre d’accord, quoi de plus naturel que de suivre l’avis de la majorité ? Mihir Bhattacharya et Nicolas Gravel étudient cette dernière à travers un prisme mathématique. Ils montrent qu’en plus de sa légitimité philosophique, la majorité est une préférence collective représentative des préférences des membres de la société. À l’instar de la moyenne, de la médiane, ou d’autres mesures représentatives en statistiques, la préférence de la majorité est la préférence la plus proche des préférences individuelles. 
 

Par Nicolas Gravel

Nicolas Gravel

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE.

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Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

Décider à la majorité, lors du second tour de l’élection présidentielle ou pour choisir sa prochaine destination de vacances, est quelque chose que nous avons tous fait. L’idée, il faut dire, ne date pas d’hier. Intimement liée à la notion de démocratie, cette notion faisait déjà l’objet de débats lors de l’antiquité. Un certain Aristote en parle ainsi : « La majorité (…) dont chaque membre n’est pas un homme vertueux peut cependant être meilleure que cette élite [les meilleurs citoyens] non pas individuellement, mais collectivement. »1 . La majorité, non seulement permettrait de faire des choix, mais aussi de prendre les bonnes décisions. Aujourd’hui, elle se trouve au cœur de nos régimes démocratiques dont ils tirent leur légitimité. Mais pourquoi la préférence de la majorité, plutôt qu’une autre préférence collective ?

  • 1Aristote, La Politique, Livre 3.

Un ensemble de possibilités

D’autres préférences collectives existent. L’une d’entre elles est la dictature d’un individu particulier. Peu souhaitable en politique, elle est couramment utilisée dans des situations du quotidien (école, entreprise, etc.) où un individu a l’autorité sur les autres. Une autre préférence collective est celle qui résulterait du tirage au sort. Si lancer une fléchette sur une mappemonde pour déterminer votre destination de voyage risque fort de vous envoyer vingt-mille lieues sous les mers, le tirage au sort choisit toujours les jurés des cours d’assises et c’est la préférence collective qui a été utilisée pour désigner les membres de la Convention de citoyens sur le climat en 2019.

Hervé Moulin, mathématicien français, propose des préférences collectives qui permettent, s’il y a plus d’options entre lesquelles choisir que de décideurs, de minimiser les chances que le pire arrive. L’unanimité est une méthode qui ferait probablement l’unanimité… Si elle n’était pas aussi dure à atteindre. En effet, elle revient à donner un droit de veto à tous les individus d’un groupe. Possible à mettre en œuvre pour un petit groupe, si 67,8 millions de Français2 parvenaient à trouver un sujet sur lequel ils seraient tous d’accord, ce serait un miracle !

Une autre préférence collective est celle résultant du consentement. Une option est jugée meilleure qu’une autre si personne n’émet d’objection importante et raisonnable. Cette méthode fait partie du mode de gouvernance appelé sociocratie, qui comprend aussi des élections sans candidat autoproclamé3 . Testé notamment par le conseil de municipal d’Auray (Morbihan), le consensus demande de longs débats avant d’arriver à une décision. Elle se distingue de la décision à l’unanimité puisque tous les acteurs de la prise de décision n’ont pas un veto inconditionnel4 .

La majorité est donc une préférence collective parmi d’autres. Qu’est-ce qui peut expliquer sa saillance, parmi beaucoup d’autres procédures collectives de prise de décision ?
 

  • 2 Chiffre de l’INSEE au 01/01/2022
  • 3Les « élections sans candidats » ont eu plus de succès que la décision par consentement, et c’est ce qu’ont proposé beaucoup de listes municipales aux élections de 2020. Ainsi, les maires de Poitiers ou du 1er arrondissement de Lyon ont été désignés selon cette méthode : ce n’est pas une personne qui se porte candidat, mais elle est désignée comme tel par les membres de sa liste électorale.
  • 4Binctin B., Chambon E., “A l’Horizontale”, La revue dessinée, printemps 2022

Kenneth or not Kenneth ?

Au début des années 50, l’économiste Kenneth Arrow avait proposé une réponse à cette question. D’après lui, une « bonne » préférence collective devrait respecter cinq conditions: l’universalité (la préférence collective doit pouvoir être définie, quelles que soient les préférences des individus), la rationalité (elle doit pouvoir comparer de manière cohérente n’importe quelles options), l’indépendance (les préférences des membres de la communauté pour une tierce alternative ne doit pas influer la préférence collective pour les deux alternatives considérées), le respect de l’unanimité (lorsque l’unanimité est atteinte, elle doit être respectée) et,  bien sûr, l’absence d’un dictateur. Malheureusement, sa thèse de doctorat l’avait amené à conclure en 1951 à l’impossibilité de satisfaire ces cinq axiomes. De fait, le théorème d’impossibilité d’Arrow a montré que toute préférence collective universelle, rationnelle qui satisfait l’indépendance et respecte l’unanimité est une dictature. Ce résultat, très pessimiste quant aux possibilités de définir l’intérêt général comme synthèse des intérêts individuels, a été nuancé un an plus tard par un autre Kenneth5

Les 5 axiomes d'Arrow en infographie

©Esther Loubradou / Aix-Marseille School of Economics

En 1952, Kenneth O. May a en effet démontré, dans le cas où le nombre de membres de la société est impair, que la préférence de la majorité est l’unique préférence collective entre deux options qui satisfait les conditions suivantes6 : l’anonymat (les caractéristiques des membres de la société autres que leurs préférences individuelles ne doivent pas influencer la préférence collective), la neutralité (les caractéristiques des options autres que celles qui déterminent les préférences des individus pour elles ne doivent pas influencer la préférence collective), la monotonie (une modification d’une préférence  individuelle en faveur d’une option ne peut pas réduire le rang de cette option dans la préférence collective) et le caractère déterminé de la préférence collective (les deux options doivent toujours pouvoir être comparées collectivement).  Ce résultat, même s’il est limité au choix entre deux options, est une bonne nouvelle pour la majorité. Il affirme que la majorité est, dans un sens, la meilleure manière de transformer des préférences individuelles en une préférence collective. S’inscrivant dans cette tradition, les économistes Mihir Bhattacharya et Nicolas Gravel fournissent une justification de nature un peu différente à la préférence de la majorité. 

  • 6Kenneth O. May, « A Set of Independent Necessary and Sufficient Conditions for Simple Majority Decision », Econometrica, vol. 20, no 4, p. 680-684.

Moyenne, médiane… et majorité

Lorsque l’on étudie des données, qui sont des collections de nombres, on cherche souvent à en fournir une présentation synthétique sous la forme d’un nombre unique considéré comme « représentatif » de ces données. Ainsi, lors d’un contrôle de français (ou de toute autre matière), une question revient inévitablement : « Quelle est la moyenne de la classe ? ». Cet intérêt des élèves et des parents pour un chiffre – la moyenne de la classe – qui au final sera significativement différent de la note individuelle obtenue par eux s’explique par le fait que la note moyenne « représente » le niveau de la classe. Il existe une manière mathématique d’exprimer cette représentativité. La moyenne (de la classe) est, parmi toutes les notes possibles, celle qui minimise la somme des carrés des écarts entre elle-même et les notes individuelles obtenues dans cette classe. De ce point de vue, la note moyenne de la classe est donc « proche » des notes des élèves de cette classe.  La moyenne est utilisée dans beaucoup d’autres contextes. On parle ainsi de taille moyenne, de poids moyen, ou de salaire moyen. 

On préfère parfois la médiane à la moyenne. Les économistes jugent ainsi plus représentatif de parler du salaire médian – qui coupe en deux parties égales la population de salariés, une moitié étant en bas de la médiane, l’autre en haut – plutôt que du salaire moyen. Le salaire médian est également un salaire qui est « proche » des salaires considérés au sens d’une minimisation de somme de distances entre le salaire médian et ces salaires (qui n’est pas le carré des écarts, mais la valeur absolue de ceux-ci).

Mihir Bhattacharya et Nicolas Gravel se demandent donc si la majorité pourrait permettre de représenter mathématiquement, non pas des chiffres (notes, poids ou salaires), mais des préférences. Répondre à cette question requiert une notion de proximité – distance – entre préférences plutôt qu’entre nombres. Que veut-on dire par le fait que deux préférences sont « proches », ou deux préférences sont « éloignées » ? M. Bhattachartya et N. Gravel identifient dans leur article toutes les notions possibles de telles distances qui sont minimisées par la préférence de la majorité. Ils identifient donc tout ce qui conduit la majorité à être « représentatives » des préférences dont elle émane. Ils montrent que cette famille de distances entre préférences dont la somme est minimisée par la majorité est très large. Il s’agit donc d’un argument fort en faveur de la majorité. Comme les moyennes permettent de s’imaginer le niveau de la classe, la majorité permet de s’imaginer les préférences des individus. Est-ce à dire que la majorité prend de bonnes décisions ?

La majorité a-t-elle (toujours) raison ?

Locke, Hobbes, Sieyès, Rousseau, Condorcet… Autant d’auteurs qui se sont questionnés sur la majorité et sa légitimité. Celle-ci a été à la fois encensée et critiquée. Encensée par ce qu’elle reflète les préférences des individus, et qu’elle traite symétriquement les individus.  Critiquée parce qu’elle ne prend pas en compte l’intensité des préférences individuelles, elle peut aussi conduire à la « tyrannie de la majorité » dont parlait déjà John Stuart Mills au XIXe siècle, alors que, d’après Albert Camus « La démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité ». 

Un mouton devant deux loup qui veulent le manger et proposent d'organiser un vote

La tyrannie de la majorité ©Redpanels/Wikimedia Commons

Dans nos systèmes démocratiques, on a mis en place des garde-fous à l’exercice de la préférence majoritaire sous la forme de constitutions qui, grâce aux droits de la personne, protègent les individus d’intrusion majoritaire excessive. Le principe d’égalité est à la fois un fondement de la majorité (égalité des voix), mais aussi une de ses limites (égalité des individus qui empêche normalement qu’une majorité puisse enlever des droits à une minorité)7 . Pour donner un exemple relativement récent, même une majorité de Français ne pourrait aisément demander que la peine de mort – abolie en 1981 – soit réutilisée contre les auteurs des attentats du Bataclan en 2015.

Si la majorité a des défauts, les mathématiques montrent qu’il s’agit d’une préférence collective représentative des préférences individuelles dont elle émane, dans un sens encore plus fort que la note moyenne d’une classe représente celles des élèves de la classe. La majorité d’entre nous ne peut donc raisonnablement que se retrouver en faveur de… la majorité.

  • 7Didier Mineur, « Le pouvoir de la majorité : fondements et limites », Classiques Garnier, 2017

Références

Bhattacharya, M., Gravel N., 2021, “Is the Preference of the Majority Representative?”, Mathematical Social Sciences, 114, 87–94.

Mots clés

vote , gestion

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