Santé et environnement

De la protection de la nature à celle de la biodiversité : une histoire de débats

Photo by Veeterzy on Unsplash

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Comment mesurer un concept aussi élusif que celui de biodiversité ? Une solution est d’utiliser des indicateurs, mais les économistes Pierre Courtois, Charles Figuières et Chloé Mulier montrent que tous ne conduisent pas à la même protection de la nature. Ceux de Calyampudi Radhakrishna Rao et de Martin Weitzman aboutissent à des politiques fondamentalement opposées : l’un propose d’investir dans la sauvegarde des espèces les plus fragiles, l’autre des plus robustes ! La protection de l’environnement serait-elle avant tout une question de point de vue ?

Par Charles Figuières

Charles Figuières

Auteur scientifique, Aix-Marseille Université, Faculté d'économie et de gestion, AMSE

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Aurore Basiuk

Aurore Basiuk

Journaliste scientifique

1923, Ouest américain

Gifford Pinchot contemple le coucher du soleil sur le nouveau réservoir d’eau d’Hetch Hetchy, tiraillé par des sentiments complexes. De la satisfaction, car depuis la construction du barrage près de 80% de la population de San Francisco est alimenté en eau par la vallée engloutie1 . Du soulagement aussi, que John Muir ne soit plus de ce monde pour voir la profanation de cet espace. 

Peinture de la vallée de Hetch Hetchy par Albert Bierstadt

La vallée de Hetch Hetchy par Albert Bierstadt / Museum of Fine Art, Springfield

Pinchot se souvient de l’indignation de son ancien compagnon de combat :

« Un barrage à Hetch Hetchy ! On pourrait aussi bien en mettre dans les cathédrales et les églises pour en faire des réservoirs d'eau, car aucun temple plus saint n'a jamais été consacré par le cœur de l'homme »2 .

En opposition à cette éthique de la préservation, Pinchot défend une posture de conservation : une vallée,  aussi belle soit-elle, ne peut se comparer à la valeur des vies humaines. Le besoin en eau de milliers de personnes devait ici primer sur l’intérêt de la nature. Après tout, à quoi bon préserver une vallée si plus personne n’est là pour en profiter ?

Alors que s’estompent les dernières lumières du jour et que Gifford Pinchot tourne les talons pour rentrer chez lui, il ne se doute pas que presque un siècle plus tard, des personnes militeront encore pour restaurer la vallée d’Hetch Hetchy. Son conflit avec John Muir sera le terreau fertile d’une question persistante : quelle place pour l’Homme au sein de la nature ?
 

  • 2Muir, John. The Yosemite. La Vergne: Antiquarius, 2021. Traduction par Aurore Basiuk "Dam Hetch Hetchy! One may as well dam for water tanks the people’s cathedrals and churches, for no holier temple has ever been consecrated by the heart of man”
Photo montrant la vallée d'Hetch Hetchy avant et après la construction du barrage

Hetch Hetchy reservoir in 2014 by Blake Carroll on WikiMediaCommons / Hetch_Hetchy_Valley in 1908, by Isaiah West Taber in Sierra Club Bulletin, Vol. VI. No. 4 / Montage Aurore Basiuk


John Muir (1838-1914) est un botaniste, écrivain, géologue, ingénieur, inventeur, écologue, philosophe, naturaliste, d’origine écossaise ayant émigré aux États-Unis d’Amérique. Militant pour la protection de la nature, son action a permis de sauver la vallée de Yosemite, pièce centrale du Yosemite National Parc. Fondateur du Sierra Club, il est reconnu comme le père du système des Parcs nationaux.

Gifford Pinchot (1865-1946) est un homme politique américain. Chef de la Division of Forestry ou division forestière, il a milité pour une exploitation raisonnée des forêts. Il a été gouverneur de Pennsylvanie et il peut être considéré comme un des précurseurs de la notion de développement durable.

1992, Rio de Janeiro, Brésil

Dans une  salle de conférence pour le troisième sommet de la terre de 1992, plus de 178 pays sont représentés. Les conversations cessent, un silence s’établit dans la pièce comme un soulagement. On entérine la notion de développement durable.  L’idée est d’exploiter les ressources « afin de satisfaire les besoins de la génération présente sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ».3 Gifford Pinchot a-t-il encore une fois triomphé ?

Ce n’est pas si simple. Ce sommet adopte aussi: la Convention sur la diversité biologique.4 Elle commence, en préambule, par la phrase suivante : « Les parties constituantes sont conscientes de la valeur intrinsèque de la diversité biologique ». Toute la valeur de la nature ne peut donc pas être résumée à son utilité pour l’être humain.

Quelques années plus tôt, le biologiste et entomologiste Edward O. Wilson avait édité les actes d’un colloque sous le titre « Biodiversity », un mot-valise utilisé par commodité pour accompagner la naissance d’une nouvelle discipline académique : l’écologie de la conservation. On glisse ainsi de la protection de la nature à celle de la biodiversité. Le prolongement de la réflexion sur le terrain scientifique va-t-il permettre de sortir du débat éthique entre préservation et conservation ?

Un obstacle demeure : la définition de la biodiversité reste obscure5 et il n’est pas encore mentionné d’outils pour la mesurer. 

  • 3Bergandi D.,Blandin P., 2012, "De la protection de la nature au développement durable : Genèse d'un oxymore éthique et politique [*]", Revue d'histoire des sciences, 65, 103-142.
  • 4Convention sur la diversité biologique, Nations Unies, 1992
  • 5"Diversité biologique : Variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes." Convention sur la diversité biologique, Nations Unies, 1992
Photo prise lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992

Sommet de la Terre © UNPhoto- Michos Tzovaras

2021, France

Lors de la COP15 pour la biodiversité, la Chine et le Japon ont annoncé des aides financières de plus de 200 milliards de dollars pour aider les pays en développement à préserver la nature. Cela peut sembler beaucoup. Pourtant, selon les estimations de l'Agence française de développement, ce n’est même pas le quart des sommes qu’il faudrait investir chaque année6 . Les moyens limités mis en œuvre pour protéger la nature imposent une contrainte, faire au mieux. Mais comment ?

Pour évaluer l’efficacité des méthodes de protection, il faut pouvoir quantifier leurs conséquences sur la biodiversité. Pour ce faire les scientifiques se tournent vers toutes sortes d’indicateurs ou d’indices, qui forment un ensemble disparate qui tend à s’élargir. Cette profusion soulève forcément des questions. L’indicateur retenu rend-il bien compte de l’idée que l’on se fait de la  biodiversité ? Sont-ils tous différentes mesures d’une même chose ? Aboutissent-ils tous aux mêmes recommandations de politiques publiques ?

Dans leur article, Pierre Courtois, Charles Figuières et Chloé Mulier en étudient deux : l’indice de Rao et celui de Weitzman. Calyampudi Radhakrishna Rao (né en 1920) est un statisticien renommé ayant travaillé dans de nombreux domaines scientifiques. Martin Weitzman (1942-2019) est un économiste de l’environnement.

Ces deux mesures font partie d’une famille d’indices qui reposent sur une information importante – les dissimilitudes entre espèces – qu’elles synthétisent d’une façon qui leur est propre. Courtois, Figuières et Mulier ajoutent une autre dimension informationnelle cruciale : les interactions écologiques entre espèces7 . Et, ce faisant, ils montrent que selon que l’on utilise l’un ou l’autre indice, on obtient des résultats très différents !

L’indice de Weitzman s’appuie sur les arbres phylogénétiques8 . L’utiliser revient parfois à favoriser l’espèce la plus robuste (moins menacée d’extinction), parce que c’est le moyen d’avoir un arbre espéré le plus long possible.  

L’indice de Rao mesure la dissimilitude entre deux espèces tirées au hasard. Il favorise les espèces les plus fragiles parce qu’elles présentent une plus grande contribution à cette dissimilitude.

S’il peut paraître facile de présenter tel ou tel indicateur aux instances qui nous gouvernent, ces derniers ne sont pas de neutres calculs mathématiques. Ils découlent de différentes visions de la nature et ils ne dispensent pas leurs utilisateurs d’une interrogation sur leur sens profond. Au mieux, ces calculs permettent d’éclairer avec une plus grande précision les enjeux de l’intervention humaine. Chassez la philosophie par la porte, elle revient par la fenêtre...
 

  • 8Il représente la longueur espérée de l’arbre phylogénétique contenu dans un ensemble d’espèces.

Références

Courtois P., Figuières C., Mulier C., 2019, "A Tale of Two Diversities," Ecological Economics, 159(C), 133-147.

Mots clés

écologie , indicateurs , gestion

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